Nito

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Pour progresser, il existe plusieurs voies.

Le rôle de l'éducateur consiste à faire découvrir à ses élèves la pluralité de ces voies.

 

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Par le professeur Baba Tetsuji (7ème Dan Kyoshi)

 

J'enseigne le "nito" à mes élèves, car je veux leur faire découvrir la polyvalence du kendo.Le rôle de l'éducateur n'est pas de s'astreindre à une seule technique, mais bien de démontrer l'existence de choix. En général, parmi les éducateurs, nombreux sont ceux qui se limitent à la garde "chu-dan" de "l'itto". Néanmoins, ce type de comportement est très réducteur : par exemple, pour franchir une montagne, on peut passer par un chemin déjà ouvert ou s'en frayer un autre à travers la forêt ; mais celui qui passe par le chemin frayé ne peut en aucun cas critiquer celui qui choisit la voie sauvage, et vice-versa. Il existe plusieurs façons de monter, et tout dépend de la vision du protagoniste. De même, en kendo, on peut approfondir la discipline soit en s'attachant à "l'itto", soit en adoptant des variantes comme "nito" ou "jodan"; mais imposer une seule technique est impossible.

Mais, lorsqu'un "chudan" qu'on a étudié sur plusieurs années s'avère inefficace devant un "jodan" ou un "nito" qui n'a que deux à trois ans d'expérience, on se sent blasé. On a alors tendance à dire que la puissance du "jodan" ou du "nito" contre lequel on a été inefficace réside essentiellement dans l'originalité de la technique et la particularité des règles qui s'y rattachent. Pour cette raison, à une époque, le "jodan" fit fureur, et le "nito" se vit exclu des compétitions étudiantes. Mais, heureusement, ces derniers temps, on a révisé les règles d'arbitrage concernant le "tsuki" et le "do" appliqués contre le "jodan", et par voie de conséquence, le tabou du "nito" a été étouffé : de nombreux pratiquants l'utilisent à présent dans les compétitions. Je pense que le kendo, dans l'avenir, sera à même d'offrir à ses pratiquants une palette assez large de techniques. Cependant, en ce qui concerne le "nito", les initiatives d'exploitation demeurent très rares. Pour le développement du "nito", les étudiants font des efforts, en organisant notamment des séances de réflexion "nito", et moi-même, au kokushikan, je contribue à son évolution en inculquant à mes élèves et aux visiteurs les techniques de base du "nito".

 

A l'instar des samouraï qui, à leur époque, s'intéressèrent à mille techniques dans le seul but d'affiner la voie du combat, la valeur du nito doit être associée à l'étude de " itto ".

 

Jadis, le professeur Takano, au lycée de Tokyo, faisait pratiquer systématiquement "jodan" à ceux qui, après trois à quatre ans, arrivaient à atteindre un certain niveau. Ainsi, les bons éducateurs ont une pédagogie très diversifiée. Le professeur Nakano était à la fois un maître de jô, de iaï et d'autres disciplines encore, à l'instar des samouraïs qui, jadis, furent des experts en arts martiaux. De cette façon, les samouraïs devaient maîtriser l'équitation, l'art de manier la lance, ainsi que d'autres pratiques, et, une fois sur le champs de bataille, enfourchant un cheval, ils devaient être capables de combattre avec la lance dans une main et le sabre dans l'autre, bref, être capables de manier le sabre avec une seule main. Miyamoto Mushashi, qui vécut au temps des guerres, ne combattait pas systématiquement avec ses sabres, mais ne s'attachait qu'à respecter le principe suivant : combattre avec tous les moyens dont on dispose, avec le grand sabre et le petit. Ainsi, il fut sans doute amené à combattre contre toute sorte d'adversaires, pour survivre et pour prouver son titre d'expert, en s'aidant de tous les outils possibles, lance, sabre, bâton.

De même, Sasaki Kojiro, le rival juré de Musashi, commença d'abord par étudier le style Toyoda du petit sabre, et ensuite adopta un grand sabre qui, d'ailleurs, fut surnommé par les gens de l'époque "perche à linge".

Il est également vrai qu'en développant l'aspect sportif du kendo, on a peu à peu banni la diversité des armes tolérées. Cette tendance découle d'un souci d'égalité, et, par conséquent, présente un côté positif, tout au moins dans un contexte sportif. Cependant, je pense que, même à notre époque, on pourrait pratiquer des disciplines qui tolèrent l'utilisation de tout type d'armes. Le fait même d'utiliser un petit sabre ne pose, je pense, aucun problème ; mais si on ne tolère pas l'utilisation simultanée d'un grand sabre, on ne fera qu'étouffer le développement du kendo. Par exemple, si on respecte les normes basiques de sécurité, on pourrait très bien organiser des combats qui opposeraient un sabre à une lance. Battre une lance avec un sabre était, semble-t-il, une opération extrêmement ardue. Cependant, encore une fois, à l'époque des samouraïs, la diversité des armes utilisées obligeait les pratiquants à être vigilants, forts et bien entraînés. Le fait d'introduire le nito dans le kendo aura sans doute un impact positif dans le développement des combattants.

A notre époque, il existe deux dangereux a-priori : l'idée selon laquelle tous les maîtres de kendo doivent être forts en chu-dan, et le désir d'éduquer tous les pratiquants de kendo en "spécialistes". Mais les maîtres et professeurs de kendo devraient davantage s'attacher à former leurs successeurs. Il est certes important d'apprendre à ses disciples, jusqu'à un certain niveau, une forme correcte du chu-dan, mais, au-delà, il est également primordial de leur montrer d'autres formes du kendo pour leur insuffler une vision des choses plus large. L'éducateur a pour mission de toujours approfondir l'art de ses prédécesseurs et de le transmettre au fil du temps. Le maître ou le professeur doit être capable d'enseigner, en plus de son propre style, toute une palette de pratiques variées, nito ou jodan.

Au lieu de critiquer systématiquement le nito, le professeur doit au contraire encourager ceux qui souhaitent le pratiquer. En adoptant le nito, le pratiquant sera à même de découvrir d'autres aspects de l'itto. Mais il ne s'agit pas d'adopter le nito pour "fuir" l'itto. Depuis très longtemps, dans certaines écoles, on enseigne le jodan à tous ceux qui échouent dans la maîtrise du chu-dan : cette pédagogie, à mon sens, n'est pas correcte. On doit au contraire adopter le jo-dan dans le but de perfectionner son chu-dan. En pratiquant le jo-dan et en intégrant dans son kendo les points forts de cette garde, on arrive à améliorer son chu-dan. Pour le nito, le point de vue est le même : en pratiquant le nito et en associant les points forts de cette forme à d'autres gardes, on arrivera à enrichir son style.

Musashi associa au kendo toutes les disciplines : la calligraphie fut pour lui un moyen d'affiner le kendo, et il cultiva volontiers la terre en affirmant que la pioche était une forme d'arme. En kendo, tout en fixant un objectif principal, on doit pouvoir tirer le meilleur de toutes les formes annexes. A partir de là, le pratiquant sera alors capable d'appliquer le kendo au bien-être de la société, et pourra atteindre un sommet.

Par rapport à l'itto, le nito fait appel à un sens de réflexion poussé, car on doit réfléchir davantage à la façon de manier les deux sabres avec coordination. En effet, l'itto qui ignore tout du nito a du mal à vaincre un expert en nito. Cela étant, si l'on considère que l'itto représente une puissance de 100 %, on peut affirmer que le nito, par une simple division, est la synergie de deux puissances de 50 % chacune qui, ensemble, atteignent un taux de 100 % plus alpha. Donc, l'itto, pour vaincre le nito, doit avant tout étouffer la production synergique des deux puissances qui constituent le nito. Face à cela, le nito doit éviter de donner la priorité au maniement de l'un de ses deux sabres, car ce comportement réducteur aura pour résultat de diviser sa puissance. Ainsi, il doit toujours réfléchir à la façon de coordonner le maniement des deux armes. Comme s'il maniait un être vivant, le pratiquant du nito doit être totalement libre dans le maniement de ses deux sabres. Je pense qu'on peut comparer cette images du nito à celle du Senju-kannon, la Déesse aux mille bras.

La forme de l'itto consiste à avoir la main et le pied droits en avant. Le nito, en revanche, tient un sabre dans chaque main, et, par conséquent, présente une garde qui est bien équilibrée. Un jour, un étudiant en médecine allemand nommé York Potrafski (sic) vint me voir pour apprendre le jo-dan. Quand je lui demandai les raisons de sa motivation, il m'expliqua que le fait de connaître à la fois le hidari-jodan, qui privilégie la main et le pied gauches, et le chu-dan traditionnel, qui place en avant la main et le pied droits, l'aiderait dans la maîtrise de son équilibre physique. Étonné par sa perspicacité, je lui demandai ensuite de quelle façon il était arrivé à sa conclusion. Il me répondit alors que sa découverte découlait de la pratique du tennis, dans lequel on ne développe que l'une des deux mains. En kendo, on peut faire la même réflexion : le chu-dan de l'itto, qui privilégie essentiellement le côté droit du corps, ne permet qu'un développement partiel. En revanche, le nito, qui fait appel aux deux mains, permet au corps d'avoir un bon équilibre. Ce jeune homme, d'ailleurs, à son retour en Europe, obtint le titre de champion d'Europe.

Si, en adoptant le nito, le pratiquant perd l'efficacité de son itto, pour moi, ceci signifie un échec. Pour éviter cet échec, j'essaye toujours, dans mon enseignement, de transmettre la complémentarité qui existe entre le nito et l'itto. En outre, en ce qui me concerne, je veux être capable, en tant qu'éducateur, d'adopter le nito dans la plupart des circonstances, sans oublier la puissance du chu-dan. Et, pour éviter des critiques sur mon gyaku-nito (nito inversé), je veux également être capable d'adopter le nito standard. On me dit souvent que je suis habile ; cependant, avec un peu d'entraînement, un gaucher pourrait écrire avec sa main droite. Dans mon cas, c'est pareil. Et je peux même dire que j'ai adopté le nito dans le but de trouver d'autres voies d'entraînement.

 

Pour apprendre, pratiquer avant tout. En adoptant une prise équilibrée des deux sabres, on apprend de façon efficace.

 

Les personnes désireuses d'adopter le nito et qui n'en ont pas l'occasion sont, je pense, très nombreuses. Cependant, pour apprendre, il faut avant tout essayer. Il faut commencer par fabriquer soi-même un shinaï adapté, le mesurer et l'améliorer peu à peu. Étant enfant, je me battais au sabre avec mes amis, et cela m'a inspiré la pratique du kendo : là, c'est exactement pareil. En outre, fabriquer soi-même un shinaï est un très bon exercice de création, surtout pour certains jeunes de notre époque qui, dit-on, manquent manifestement de créativité.

Cela dit, il ne s'agit pas non plus de manier les deux sabres n'importe comment. Pour associer la pratique du nito à un kendo pur, il faut penser à adopter une bonne prise des deux sabres. Pour parler de la frappe en kendo, on utilise souvent le qualificatif "léger" ; mais cela ne veut pas dire que la frappe doit être lourde. Au lieu de dire "léger" ou "lourd", il vaut mieux considérer le critère suivant : la frappe est-elle sincère ou non? De même en nito, si, à partir d'une bonne prise, on arrive à effectuer une frappe sincère, cela amènera le progrès. De par sa taille, le sho-to (petit sabre) a une puissance de frappe réduite : mais, encore une fois, la force de frappe n'est pas un critère ; il faut avant tout considérer la sincérité de la frappe. On a d'ailleurs des exemples à portée de main : on a, dans le kata, des formes faisant appel au ko-tachi.

Pour progresser en nito, il faut faire beaucoup de suburi, tout en corrigeant la position des sabres. Ensuite, faire des uchikomi. Pour frapper juste, il s'agit, bien évidemment, de frapper en grand, droit et de loin. Pour pouvoir manier les deux sabres convenablement, il faut s'exercer à faire de grands gestes. Même si, au début, on ressent quelques difficultés techniques, le fait même d'exécuter les gestes en grand apportera au pratiquant audace et courage. Surtout, pour le nito qui fait appel à l'autonomie de chaque main, l'exécution de gestes en grand est un facteur indispensable.

Après avoir affermi les formes de frappe, le pratiquant doit s'attacher à affiner ses mouvements de pied. Dans le nito, on peut attaquer à partir des deux pieds : c'est pourquoi, je recommande l'exercice du kiri-kaeshi en ayumi-ashi (en croisant les pieds). Ensuite, afin de maîtriser les mouvements du corps, il faut s'entraîner en hiraki-ashi. On peut même dire qu'en nito, comme on a un sabre dans chaque main, les positions du hiraki-ashi sont presque naturelles. Par la suite, on pourra éventuellement transposer les gestes du nito dans la pratique de l'itto.

Dans l'enseignement que je dispense au Kokushikan, je démontre à mes élèves non seulement le nito en armure mais aussi le kata correspondant. En vérité, je voudrais moi-même apprendre le kata du ni-t'en ichi ryu, mais, pour le moment, j'enseigne un kata personnel que j'ai élaboré à partir de formes pratiques. L'enseignement du kata a pour objectif de donner des formes de travail aux pratiquants. Par ailleurs, je fais faire également à mes élèves un travail de sabre à deux. Ainsi, ils apprennent les formes de base dans le kata, et l'application des gestes ainsi que la régulation respiratoire dans le travail à deux. A l'instar de l'itto, où la pratique et le kata doivent alterner, l'enseignement du nito requiert aussi pratique et théorie.

Dans un proche avenir, on prévoit une forte augmentation de pratiquants en nito parmi les étudiants. Il faudra alors dispenser un enseignement adapté, équilibré et fidèle aux principes du kendo.

A l'heure actuelle, en kendo, le style de l'itto est véritablement une référence. M. Baba, qui a toujours manié ce style avec maîtrise, était surnommé, à son époque lycéenne, "le Tengu redoutable", puis à l'université, "Ushiwakamaru". "J'ai toujours perfectionné ce style en éliminant les éléments superflus de mon kendo", dit-il avec réserve. Et il ajoute : "mais je perfectionne également le nito, afin d'élargir les champs d'application de mon kendo".

Ci-dessous, deux formes du nito inversé, avec pied droit ou pied gauche en avant. A gauche, on constate la diversité du nito qui permet une multitude de gardes différentes.

 

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